Phénomène fascinant, aux lisières du christianisme , la gnose n'est pas facile à définir.
On s'accorde généralement sur le fait qu'elle connaît sa période "classique" au IIe siècle au sein de l'Empire romain: Antioche, Alexandrie et Rome. Certains savants proposent même de parler pour cette période de gnosticisme, réservant le mot gnose à un phénomène plus général.
Les figures marquantes de la gnose primitive sont bien connues, au moins de nom: Ménandre et Saturnin à Antioche, Basilide et Carpocrate à Alexandrie, Valentin et Marcion , eux aussi originaires d'Orient mais qui "montèrent à la capitale" et répandirent leur doctrine à Rome. Tous ceux-là eurent des disciples et beaucoup d'autres gnostiques ont laissé au moins leur nom à la postérité. Assez vite des sectes étranges comme les ophites s'adonnant au culte du serpent ou les caïnites vénérant Caïn apparaissent dans les marges du courant gnostique , notamment en Egypte.
A cette gnose gréco-latine originaire, il faut ajouter l'importante figure de Mani (ou Manès), apparu en Mésopotamie un siècle plus tard (vers 240) mais dont la doctrine complexe se situe entièrement dans le sillage de Marcion, à la suite duquel il oppose un dieu du bien et un dieu du mal, et de Basilide dont il pousse encore plus loin la métaphysique complexe. Il a , lui, à la différence de ses prédécesseurs, construit une Eglise manichéenne qui s'est étendue de Rome à la Chine.
Les caractères de la gnose antique
Quoi de commun entre ces différents personnages ? Un certain nombre de caractères que l'on retrouve chez eux avec des variantes:
- d'abord, ils font tous référence au Christ, ce qui a amené certains à les considérer comme des chrétiens . Mais le Christ des gnostiques est docète (de dokein , en grec, apparaître) , c'est à dire qu'il ne s'est incarné qu'en apparence , qu'il n'a pas été crucifié lui-même et qu'il n'est pas Dieu, seulement une émanation plus ou moins lointaine du Premier principe;
- ils professent que le salut s'obtient par la connaissance (gnosis) et non par la foi, la vertu ou l'amour comme le pensent les chrétiens orthodoxes;
- cela suppose un processus initiatique qui réserve ce salut (et les connaissances qu'il implique) aux seuls initiés. Ils tiennent les croyances chrétiennes ordinaires pour une religion à l'usage des simples , exotérique, se réservant les secrets, ésotériques, de la gnose;
- l'esprit a la primauté absolue sur la matière et seules, à la fin des temps , subsisteront les âmes , vouées à s'unir au Plérôme ( le Premier principe et tout ce qui l'entoure : éons, anges etc.) Ceux qui n'arrivent pas au plérôme pourront le cas échéant, être réincarnés , bénéficiant ainsi d'une deuxième chance ;
- la matière est mauvaise; le monde sensible, tel que nous le connaissons, est radicalement mauvais et voué à la destruction ;
- le Dieu suprême, quand son existence est admise ( Basilide parle du Dieu néant) ne saurait être le créateur du monde sensible puisque celui-ci est mauvais, ce qui justifie une vision en cascade extrêmement complexe du monde céleste ( 365 cieux pour Basilide ). Le monde présent a été créé par des êtres intermédiaires qui se seraient fourvoyées : l'éon Sophia pour Valentin, le démiurge pour d'autres ou carrément par un Dieu mauvais symétrique du Dieu bon ( Marcion, Mani)
- le Nouveau testament est accepté , au moins en partie, par les gnostiques, mais pas l'Ancien : ce rejet que l'on croit souvent propre à Marcion se retrouve à des degrés divers chez tous les gnostiques de l'Antiquité ; au Dieu vengeur de la Bible juive, ils opposent le Dieu bon annoncé par Jésus.
- le rejet de l'Ancien testament implique chez la plupart des gnostiques ( pas chez Valentin, semble-t-il ) le rejet de la loi de Moïse donnée par le Dieu mauvais. Soit ils ne trouvent pas cette loi assez exigeante et tombent dans l'encratisme : refus absolu de la sexualité comme de tous autres plaisirs matériels , soit au contraire ils s' adonnent au plaisir de manière désordonnée, considérant que tout ce qui concerne la chair n'a pas d'importance : deux manières de nier le corps que l'orthodoxie , au travers des dogmes de l' Incarnation et de la Résurrection de la chair , tient au contraire en haute estime: Tertullien écrit contre les gnostiques un "Traité de la chair du Christ".
Ces différents caractères de la gnose antique sont inégalement spécifiques.
Le processus initiatique existe dans beaucoup de religions. On peut même se demander pourquoi le Christ dit à ses disciples "à vous, il est donné de connaître les mystères du Royaume des cieux tandis qu'à ces gens là, cela n'est pas donné." (Mt 13, 10). Les cultes à mystères venus d'Orient (Déméter, Isis, Mithra ), florissant dans l'Empire romain, procédaient aussi à des initiations, mais il ne semble pas que ces initiations aient comporté la transmission d'une doctrine, qu'elle aient été autres que rituelles.
Le dualisme ne se trouve que chez certains gnostiques, pas tous. Mais au fur et mesure de son évolution, la gnose tend, surtout avec Mani, à le généraliser.
La dévalorisation de la matière au bénéfice de l'esprit pourrait être un héritage de Platon, mais ce dernier n'est jamais allé jusqu'a dire que le monde sensible était l'œuvre du démon ou d'un Dieu du mal.
En fait la marque distinctive de la gnose antique est sans doute cette définition, formulée par Plotin, un disciple de Platon, contemporain des gnostiques : "ceux qui disent que le démiurge de ce monde est mauvais et que le Cosmos est mauvais" . Formulée aussi radicalement, cette affirmation ne se trouve nulle part ailleurs que dans la gnose antique ( et le bouddhisme sur lequel nous reviendrons ) et elle est partagée par tous les courants.
Gnose et christianisme
Le rapport de la gnose au christianisme fait l'objet de débats : que penser de la légende rapportée par saint Irénée selon laquelle la gnose aurait été inventée par Simon le magicien , qui apparait dans le Nouveau Testament comme un concurrent des apôtres ? Il ne faut pas l'exclure et plusieurs indices laissent à penser que la gnose existait dès le Ier siècle dans l'environnement de la première annonce du message chrétien. Renan parle à son propos d'"une maladie infantile, un croup " du christianisme, ce que récusent, sans beaucoup d'arguments , les érudits allemands comme Hans Jonas, qui pensent que la gnose, si elle a interféré avec le christianisme, demeure un phénomène autonome.
Un Père de l'Eglise comme Saint Clément d'Alexandrie ( fin du IIe siècle) pense même qu'il y a une gnose chrétienne légitime, dans la mesure où elle est subordonnée à la foi, et que ce qu'on appelle habituellement la gnose n'est qu'une "fausse gnose" . Le pape Benoît XVI a confirmé cette doctrine.
L'origine juive de la gnose , souvent alléguée, est problématique compte tenu de l'antijudaïsme de tous les gnostiques de l'Antiquité.
L'origine orientale est également sujette à caution : le fameux dualisme iranien qu'on invoque est-il vraiment antérieur au manichéisme , lui-même issu de la gnose gréco-latine ? C'est douteux car le dualisme n'est pas seulement une opposition entre le bien et le mal , que l'on trouve dans toutes les religions, mais l'identification au mal au monde sensible. Or cette identification n'apparait pas dans le zoroastrisme, ni dans sa continuation, le mazdéisme.
L'influence de l'hellénisme
Nous suggérons pour notre part que la gnose , contemporaine de l'expansion du christianisme, qui connait un succès grandissant aux IIe et IIIe siècles, reflète la réaction d'une partie du monde grec à une doctrine qui exerce une forte séduction , qui parait alors en avance sur les autres, mais dont ils refusent l'élément sémitique, notamment son sens de la positivité fondamentale du monde et la loi de Moïse.
Face à la prolifération des doctrine gnostiques au Ier et surtout au IIe siècle, l'Eglise que l'on appelle déjà catholique, réagit . Saint Irénée et Tertullien démontent patiemment les mécanismes de la pensée gnostique avant de les réfuter. Ils furent longtemps notre source principale sur elles, jusqu'à ce que soient découverts à Nag Hammadi, dans le désert égyptien, des manuscrits originaux de type gnostique aujourd'hui publiés par la Pléiade. Parmi eux l'Evangile de Marie (Madeleine), l'Evangile de Thomas et par ailleurs celui de Judas, textes assez courts et sans doute plus tardifs que les évangiles canoniques : malgré leur contenu assez mince, ils suscitent beaucoup de curiosité.
La vigueur de la réaction de l'Eglise occidentale a permis de séparer très tôt les gnostiques des orthodoxes. C'est peut-être ce qui explique le déclin de la gnose occidentale , concomitant de l'essor du manichéisme en Orient. Toutefois certaines sectes gnostiques demeurent vivaces jusqu'au IVe siècle : Epiphane de Salamine en dresse le catalogue vers 380 ; il n'en repère pas moins de quatre-vingt variétés.
Influences gnostiques
En Perse et en Mésopotamie, le manichéisme est balayé par l'islam au VII siècle . Si l'islam ne saurait être considéré à proprement parler comme une gnose , puisque il préserve l'idée d'un Dieu unique créateur du monde et la valeur positive de celui-ci, et qu'il ne revêt pas, au moins dans sa forme sunnite , de caractère initiatique, il est probable que la gnose a inspiré certaines sectes périphériques à l'islam comme les alaouites, les alévis, les druses , les haschischins, ancêtres des Ismaéliens, les yézidis . Les mandéens présents en Irak depuis les temps les plus reculés pourraient descendre des disciples de Jean le Baptiste d'où est issu Mani , mais leur orientation gnostique nous semble davantage l'effet de l'influence manichéenne qu'un caractère originel.
Plus mystérieuse est l'influence possible du manichéisme sur le bouddhisme. Les deux doctrines se ressemblent beaucoup ( jusqu'au végétarisme et à la réincarnation). Sur certains sites archéologiques chinois du VIIe siècle, les noms de Mani et de Bouddha semblent interchangeables. Si Bouddha est , en théorie, une figure beaucoup plus ancienne, les premiers écrits bouddhiques sont postérieurs à l'apparition du manichéisme. On a longtemps considéré que l'influence était en sens inverse, de l'Orient vers l'Occident, mais cela semble aujourd'hui moins probable que l'inverse. La question demeure en tous cas ouverte.
Si le manichéisme , soumis presque partout à une rude persécution, s'efface peut à peu à la fin du Ier millénaire, ses idées perdurent et se transmettent sans que leurs adeptes soient toujours conscients d'une filiation vis à vis de Mani dont les nombreux écrits sont perdus. C'est ainsi que les Pauliciens en Arménie ( VIIIe - IX e siècle), ou les Bogomiles dans les Balkans ( Xe - XIIe siècle ) reprennent l'essentiel de l'héritage manichéen.
Les cathares
On peut en dire autant des cathares du Midi de la France, actifs à partir du XIIe siècle et jusqu'à leur extinction au début du XIVe siècle. Bien que leur doctrine ressemble étrangement, jusqu' au dualisme ou la réincarnation, à celle des manichéens, que leur morale soit tout aussi austère, beaucoup d'érudits locaux pensent qu'elle serait un produit du milieu occitan, une controverse difficile à trancher. L'influence des bogomiles, même si les documents manquent pour l'établir, semble cependant l'hypothèse la plus vraisemblable.
C'est à la suite de la crise cathare et peut-être en réaction contre cette doctrine, que l'Eglise officielle découvre au cours du XIIIe siècle l'intérêt de la philosophie d'Aristote , dont la conception du monde sensible est beaucoup plus positive que celle de Platon lequel, jusque là faisait autorité et qui fait toujours autorité dans les Eglises orientales. Dans la grande synthèse qu'il édifie entre Aristote et la révélation chrétienne, saint Thomas d' Aquin réhabilite , plus nettement qu'on ne l'avait jamais fait jusque là , la sexualité et la société terrestre, ce qui n'empêche pas des relents gnostiques dans leur dimension encratique ( condamnation absolue de la sexualité) de persister au sein du christianisme, le jansénisme qui sévit partir du XVIIe siècle en étant une manifestation parmi les plus manifestes.
Les formes modernes de la gnose
Si la fin du catharisme marque un tournant , celui de l'épuisement de la veine de Basilide, Valentin , Marcion et Mani , que nous appelons la gnose classique, l'esprit gnostique a perduré sous différentes avatars jusqu'à nos jours.
Pourtant les gnoses qui se succèdent depuis le XIIIe siècle sont à bien des égards différentes de celles de l'Antiquité : elles ne constituent plus des églises organisées ayant pignon sur rue comme pouvait l'avoir eu le manichéisme. Elles se structurent autour de figures charismatiques : mages, théosophes, inspirés de différentes sortes, les uns profonds et respectables, les autres à la limite du charlatanisme. C'est une gnose de salon ou de conventicules qui se réclame d'une Tradition mais qui présente des formes variées.
Parmi les théosophes, on citera des humanistes comme Pic de la Mirandole, Roechlin, le docteur Faust dont on connait la destinée littéraire et lyrique, Jacob Böehme, Lavater , Swedenborg, Claude de Saint-Martin et bien d'autres. René Guénon (1886-1951) se situe dans cette lignée.
Le romancier J.K.Huysmans nous a montré comment certains groupes occultistes du XIXe siècle ont repris les pratiques sulfureuses des ophites ou des naassènes.
La franc-maçonnerie qui apparait en Angleterre au début du XVIIIe siècle, apparait comme une tentative de fédérer les courants théosophiques mais elle se scinde très vite entre des fidèles des traditions ésotériques et ceux qui leur préfèrent le rationalisme des Lumières soutenu par l'essor de la pensée scientifique.
Différences avec la gnose antique
Les gnoses modernes ont perdu puiseurs éléments fondamentaux des gnoses antiques.
Le dualisme ou les métaphysiques alambiquées à la manière de Basilide ou de Mani , qui mettent à distance Dieu et les créatures mauvaises, disparaissent de l'horizon.
En revanche réapparaissent les tendances que l'on observait chez Simon le magicien lequel voulait acheter leur pouvoir miraculeux aux apôtres : transformer en un savoir transmissible ce qui chez le Christ relève de la gratuité de la relation interpersonnelle ; c'est ainsi que la Christian science fondée par Mary Baker Eddy aux Etats-Unis au XIXe siècle, propose d'utiliser le savoir occulte qui sous-tendrait selon elle les Evangiles en vue d'un meilleur accomplissement personnel.
La kabbale
Dans le courant du Moyen Age s'était développé en Languedoc et dans le Nord de l'Espagne une sorte de gnose juive appelée la kabbale dont on ne sait pas exactement ce qu'elle doit à la gnose chrétienne. Si la kabbale use d' un riche symbolisme et se livre à des spéculations métaphysiques et mystiques complexes, elle préserve l'idée d'un Dieu créateur et surtout la positivité du monde. Dans la fidélité au judaïsme, elle tient en haute estime la sexualité dans le mariage. L'influence de la kabbale sur les courants chrétiens humanistes est avérée à la Renaissance. C'est une des raisons pour lesquelles l'héritage juif est considéré dans le milieu gnostique moderne de manière beaucoup plus positive que dans l'Antiquité.
A la différence des gnoses antiques et , dans la continuité de la kabbale qui est une de leurs sources d'inspiration, les gnostiques modernes tiennent généralement que le monde sensible n'est pas intrinsèquement mauvais (à l'exception du philosophe Schopenhauer que l'on peut rattacher à la filiation gnostique). Beaucoup virent pour cela à une sorte de panthéisme, voyant Dieu non comme un être lointain à la manière de Basilide ou Valentin mais comme une sorte d'âme du monde. A tort on confond ce panthéisme avec la gnose proprement dite.
Les gnoses modernes doivent en outre, sauf à se marginaliser, tenir compte des progrès de la science positive qui étudie le monde réel et prendre leurs distances avec les pratiques magiques qui étaient répandues dans les milieux gnostiques de l'Antiquité.
Comment la modernité est gnostique
Il reste que, malgré ces différences, le monde moderne présente une série de traits qui le situent dans la continuité de la gnose.
D'abord la conviction qu'il y a d'un côté les sachants aptes à diriger le monde et les autres , conviction en opposition au principe démocratique pour lequel, au contraire, la voix de la multitude prévaut. On peut qualifier cette conviction de technocratique mais, en fait , loin de reposer sur une vraie technique, elle est sous-tendue par l'idéologie. L'idéologie , qui réduit la réalité sociale à des idées exagérément simplifiées, est sans doute la forme moderne de la gnose.
L'idée que , sinon le monde, du moins l'homme est mauvais , ressort d'une hyper-écologie qui tient l'humanité toute entière pour une nuisance et voudrait réduire la population mondiale des neuf dixièmes. D'autres idéologues considèrent que l'homme est, sous tous les rapports, à réformer : il est spontanément chauvin, raciste, xénophobe, homophobe , pollueur, etc. A partir de là, le pouvoir politique s'attache à le libérer de tous ces penchants mauvais , quitte à transformer la société en un vaste camp de rééducation. La théorie du réchauffement de la planète semble venir à point nommé pour imposer une révision de tous nos comportements.
Dans l'idée très répandue , notamment chez Marx et ses disciples, que le passé n'est qu'une logue préhistoire remplie de calamités, se trouve quelque chose comme le rejet radical du passé juif par Marcion. Ce qui fait dire à Rémi Brague que le monde moderne est marcionien.
Si l'antijudaïsme des gnostiques antiques a , on l'a vu, disparu, le rejet de la morale, en particulier sexuelle, et spécifiquement du mariage , apparu dans les années soixante, n'est pas sans rapport , comme l'a bien vu Michel Onfray, avec certaines attitudes des premiers gnostiques.
Plus que jamais le savoir est tenu pour salvateur. Même si la matière est réhabilitée, l'univers , y compris l'homme lui-même, est désormais considéré comme un vaste champ d'expérience ouvert à l'esprit humain pour qu'il le maitrise, comme s'il était extérieur à lui. La théorie du genre , fondée sur la césure entre les données physiques relatives au sexe et le vécu psychologique ou encore le transhumanisme se situent dans cette lignée.
Les idéologies contemporaines ont mené cette domination de l'idée , jugée apte à tout réformer, à une logique de destruction dont on sait jusqu'où, dans certains cas extrêmes, elle a pu aller .
Même si les théories de Basilide et de Valentin de sont plus à l'ordre du jour , il se peut que nous soyons aujourd'hui , plus que jamais tributaires d'une vision gnostique du monde.
Roland HUREAUX