Publié dans Marianne2 le 5 Février 2010
Un des paradoxes du gouvernement Sarkozy est qu’en prétendant mépriser ouvertement l’énarchie et la technocratie, il se trouve sans doute, dans sa politique de réforme, plus que tous ses prédécesseurs, tributaire des idées de celles-ci, parfois pour le meilleur, généralement pour le pire.
On savait déjà que si les énarques étaient peu nombreux au gouvernement, ils peuplaient plus que jamais les cabinets ministériels. Mais le fond du problème n’est pas là : l’affaiblissement intellectuel de la classe politique la rend désormais incapable de contrôler la qualité des projets issus des services, d’autant qu’au sein de ceux-ci – même à l’Elysée -, on ne trouve plus guère de ces grands serviteurs de l’Etat qu’un bon sens supérieur armait jadis contre les idéologies et les modes.
Quand on demande aux services des ministères un projet de réforme par jour, il faut s’attendre à ce qu’ils sortent des placards tous les rossignols accumulés au cours des années, jugés jusque-là inapplicables ou contre-productifs. C’est cette méthode sans doute qui nous a valu la réforme de la carte judiciaire, le rapprochement police-gendarmerie, la taxe-carbone, le lycée à la carte, la fusion des universités (un des critères du stupide classement de Shanghai étant le nombre d’étudiants !) etc.
Mais rien n’illustre mieux la technodépendance de l’ «administration Sarkozy » (si on nous pardonne cet américanisme) que la loi de réforme des collectivités territoriales actuellement en discussion au Parlement. Non point tant sur la question région/département qui relève d’une logique politique, voire politicienne, que sur son autre volet resté jusqu’ici au second plan mais peut-être plus décisif : la réforme communale.
Une vieille lubie
Depuis quarante ans, règne dans la haute administration, mais aussi dans une partie des élites parisiennes, celle qui a perdu le contact avec le terrain, l’idée, absurde quant au fond, que nos 36 682 communes seraient un archaïsme insupportable et un handicap au développement de notre pays.
Certaines associations de contribuables, peu au fait des réalités locales, y voyaient même une source de gaspillage, oubliant que sur les 558 000 élus que compte la France, 450 000 sont bénévoles.
En fait, aucun créateur de richesse quel qu’il soit (chef d’entreprise, agriculteur, artisan) ne s’est jamais plaint du morcellement communal ; au contraire, il fut longtemps source du principal avantage comparatif, aujourd’hui perdu, du monde rural : un faible taux de taxe professionnelle.
La volonté obstinée de la haute administration de réduire le nombre des communes est, typiquement, la solution à un problème qui ne se posait pas. Les multiples syndicats intercommunaux permettaient à ces communes de coopérer autant qu’elles le voulaient dès lors qu’elles avaient la nécessité de le faire (pour gérer l’eau, l’assainissement, les écoles, l’élimination des déchets, un équipement sportif, voire une zone industrielle). Plus la commune était petite, moins elle coûtait (per capita naturellement) à la nation , du fait de la parcimonie des élus de ces communes mais aussi du dévouement de la plupart des secrétaires de mairie, rarement avares de leur temps et toujours prêts à aider une personne âgée à débrouiller ses problèmes de sécurité sociale, même si cela n’entrait pas dans leurs attributions.
Ces 36 000 petites républiques, héritières d’une longue histoire, furent longtemps une école de démocratie et un exemple d’administration de proximité.
Si une partie du monde rural connaissait et connaît encore des problèmes économiques, il est facile de voir que les structures administratives n’y sont pour rien.
Et à vrai dire, personne ne demandait rien, sauf une haute technocratie désireuse de mettre la France au carré ou de se rapprocher des autres pays, qui, en raison d’une histoire différente ont, c’est vrai, généralement moins de communes.
Comme un regroupement brutal (tel que les habitants de certains länder allemands durent le subir) eut été difficilement accepté dans notre pays, on décida de procéder de manière détournée. Depuis dix-huit ans, chacune des lois touchant à l’organisation des collectivités territoriales contient des dispositions tendant à vider de leur substance les communes, petites et grandes : c’est avec la loi Joxe du 6 février 1992 que la mécanique s’est mise en marche , puis il y eut la loi Pasqua (1995), la loi Chevènement (1999). La seule pause de ce rouleau compresseur impitoyable fut la loi Raffarin de 2005 qui, par exception, ne toucha pas à la commune. Las, avec le projet actuellement en discussion au Parlement, le mouvement a repris sa marche inexorable.
Les communes furent dès 1992 encouragées à s’intégrer dans des « communautés de communes » (ou en zone urbaine, « communautés d’agglomération » : on admirera au passage l’élégance de ces expressions). Théoriquement libres d’adhérer, les petites communes furent soumises à une forte pression des préfets pour le faire; il fut même établi en 1995 que les dotations de l’Etat seraient proportionnelles au degré d’ « intégration financière » des « intercommunalités ».
D’un système, annoncé au départ comme une mise en commun de moyens et de projets, on passa ainsi très vite à un mécanisme d’intégration, tenu pour une fin en soi. Non seulement ce dispositif n’entraîna nulle part de vraie réflexion sur l’aménagement du territoire, mais, pire, il fut le départ d’une multiplication de projets dispendieux souvent peu utiles et d’une explosion des dépenses de fonctionnement. Les nouvelles entités furent l’occasion de construire des « hôtels communautaires » (alors même qu’on continuait à rénover les mairies) et de recruter massivement du personnel.
Vers « l'évaporation » des communes ?
La question communale est le domaine par excellence de l’hypocrisie : sans aller jusqu’à reprendre les propositions de la commission Balladur qui prévoyait l’ « évaporation » des communes dans les institutions intercommunales, le projet de loi actuel contient toute une série de dispositions qui tendent sournoisement au même résultat. Elle met en place les armes qui permettront de donner bientôt le coup de grâce à la commune. Le principal est le principe de l’élection au suffrage direct des délégués communautaires de tout niveau dont on comprend que, combiné avec l’incitation financière à l’intégration déjà à l’œuvre, il privera rapidement de toute raison d’être maires et conseils municipaux. Mais ce n’est pas tout : le poids des petites communes dans les conseils communautaires doit être diminué, la création de « communes nouvelles » résultant de la fusion de celles qui existent sera facilitée et encouragée, la « rationalisation de l’intercommunalité » ne laisserait subsister, selon certains préfets, que trois ou quatre entités par département ; enfin le pouvoir de police du maire pourra être transféré aux exécutifs intercommunaux.
Comme le dit Jean-Claude Peyronnet, sénateur socialiste de la Haute-Vienne, élu rural s’il en est, « Il est vrai qu’il n’est nulle part écrit que l’on va supprimer les communes. Au contraire, chacun se pose en défenseur de la proximité et y va de sa louange aux maires et aux conseillers municipaux de notre pays. Pourtant, notre conviction profonde est que cela ne correspond pas à la logique de ce texte. Il en va de même pour les départements : en dépit de l’attachement unanimement proclamé à cet échelon territorial, nous pensons que leur suppression est inscrite en filigrane dans le projet de loi, d’ailleurs inspiré par le rapport Balladur, lequel évoque l’ « évaporation » des départements et prône en outre clairement la constitution de « communes nouvelles ». Ne subsisteraient alors plus que deux niveaux : l’intercommunalité et les communes nouvelles, d’une part, la région, d’autre part.
(…) Il ne sera (certes) pas très facile de créer des communes nouvelles. Cependant, imaginez que l’on mette en place une incitation financière, comme en prévoyait la loi Chevènement (…) et, si elle se conjugue à un étranglement budgétaire des communes, les maires se précipiteront dans une voie qui mènera à la disparition de celles-ci. Telle est, j’en suis convaincu, la logique ultime du présent projet de loi. »
Dans les agglomérations, la création des métropoles et pôles métropolitains, suit le même principe de l’éradication des entités historiques que sont les communes au bénéfice d’entités nouvelles, ayant elles, certes, quelque rationalité géographique mais dépourvues d’histoire.
La complicité des grands élus
Pourquoi cette question, en fait beaucoup plus importante que celle du département, n’a t-elle guère été médiatisée jusqu’ici ?
La principale raison est qu’elle intéresse moins la « caste des 500 », les grands élus, députés, sénateurs, présidents de conseils régionaux et généraux, lesquels ont au contraire trouvé au fil des ans dans l’intercommunalité un moyen de conforter leur emprise « féodale » sur les petits maires, toujours grands électeurs.
Ensuite parce que le mouvement de réduction des communes étant déjà largement entamé, beaucoup de maires s’y sont déjà résignés.
Mais aussi parce que, sous la façade unanimiste de l’Association des maires de France (AMF), les maires sont divisés : les maires des grandes villes, ceux des villes moyennes, des petites villes, les maires ruraux, les présidents de communautés, qui ont les uns et les autres leur association, n’ont pas les mêmes intérêts et ont du mal à trouver un langage commun. Les plus petits ont été priés de se taire et les structures communautaires ont permis de créer de nombreuses présidences et vice-présidences lucratives qui ont arrondi les indemnités d’un certain nombre d’entre eux.
Reste que le malaise est grand. Il s’était déjà exprimé au congrès de maires de France début décembre. Pour désamorcer la fronde, un panel d’un demi-millier de maires – où les « forts en gueule » avaient été à dessein inclus – fur reçu à l’Elysée. Avec l’audace qu’on lui connaît, le président annonça que le projet avait pour but de « renforcer la commune » ! Beaucoup, sous les lambris, éblouis par la magie du lieu, semblent l’avoir cru.
Le malaise n’en demeure pas moins. Au moins deux associations ad hoc, dont l’une s’appelle « Touche pas à ma commune », plus libres de leur manœuvre que les «institutionnelles » partie prenantes à l’AMF, se sont constituées pour organiser la résistance des maires qui ne veulent pas attendre passivement leur disparition.
Des partis hésitants
C’est dans ce climat d’ambiguïté qu’a commencé au Sénat une discussion qui promet d’être longue.
Ambiguïté renforcée par le caractère transversal des clivages. Le parti socialiste, notamment Pierre-Yves Collombat, sénateur du Var et président de l’Association des maires ruraux, a, pour contrer le gouvernement, pris la défense de la commune, mais il est gêné aux entournures par le fait que c’est la gauche qui en 1992 avait lancé le mouvement de l’intercommunalité. Michel Charasse, désormais libéré de toute allégeance politique et défenseur particulièrement ardent des petites communes ne manque d’ailleurs pas de le rappeler.
La droite est sans doute aussi attachée à la commune mais l’allégeance au gouvernement, lui-même étant, comme on l’a vu, à la traîne des services du ministère de l’intérieur, l’oblige à défendre un projet de loi sur lequel le chef de l’Etat s’est engagé.
Dans cet embarras le Sénat a tenté d’arrondir les angles, écartant par exemple les incitations financières ou la fusion forcée d’une commune avec d’autres, au risque de faire perdre au projet encore un peu plus de sa cohérence. Mais il a déjà voté le principe décisif de l’élection au suffrage direct des conseils communautaires, à la campagne comme à la ville.
Perte de repères
Dans une société qui perd ses repères, est-il donc si nécessaire de détruire un des plus anciens qui soit, le cadre communal, de transformer des entités historiques dont certaines ont plus de 2000 ans d’âge en lieux-dits, de remplacer, car c’est bien à cela qu’on aboutira, un demi-million de bénévoles par des fonctionnaires ?
Toute la mécanique que nous venons de décrire repose sur l’illusion de la fausse modernité, propre à toutes les bureaucraties. Le temps n’est peut-être pas loin où l’on comprendra enfin que la réduction d’un facteur dix ou d’un facteur cent du nombre des communes est aussi « moderne » que l’était la construction de cités en béton de Sarcelles dans les années cinquante, ou pour parler encore plus brutalement, relève de la même logique idéologique qui animait Nicolas Ceaucescu quand il ambitionnait raser les villages roumains pour les remplacer par des blocs HLM ? S’il faut à toute force regrouper des communes trop nombreuses, pourquoi, tant qu’à faire, ne pas regrouper aussi les familles ?
Aucun intérêt majeur n’est en jeu. Le facteur décisif de la réforme n’est rien d’autre que l’incapacité de la strate politique de prendre ses distances à l’égard des lubies et de l’esprit de système des services. Or c’est la première fois que, même si elle ne le fait pas frontalement, la politique réformatrice de Sarkozy s’attaque à une institution aussi ancienne et aussi enracinée que l’est la commune. Il n’est pas certain qu’il ait encore gagné la partie.
Roland HUREAUX