Il suffit de regarder une carte de l’Europe, cette grappe de péninsules, de côtes édentées et d’îles, à l’extrémité du bloc eurasiatique, pour comprendre que les pays qui la composent ne sauraient échapper, en dépit de leur variété linguistique, religieuse et culturelle, à un destin commun.
En plus petit, les cités grecques, en dépit de leurs divisions, avaient su, à l’aube de l’histoire européenne, face aux Empires asiatiques, développer une civilisation originale et, quand il le fallait, s’unir pour défendre farouchement leur liberté.
Ce destin commun de l’Europe s’est exprimé à plusieurs reprises dans l’histoire : l’Empire romain, les batailles des Champs catalauniques et de Poitiers, l’Empire carolingien, le mouvement des Croisades au XIIe siècle, la première et la deuxième colonisation, au XVIe puis au XIXe siècles. Dans la seconde moitié du dernier millénaire, les pays d’Europe ont acquis une telle avance technique, jouissent d’une telle vitalité démographique, qu’ils peuvent prétendre, pour le meilleur et pour le pire, à se répandre sur toute la terre et à la contrôler.
Le XXe siècle a vu le déclin de cette emprise européenne sur le monde, à l’issue de ces immenses déchirements que furent la première, puis la deuxième guerre mondiale.
Mais c’est à tort que l’on fait de ces guerres, et du nationalisme auquel on les impute à tort ou à raison, la cause exclusive de ce déclin relatif. La décolonisation résulte autant de la montée vertigineuse de la population du Tiers monde à partir de 1950, due à la chute de la mortalité et donc à l’action sanitaire du colonisateur, qu’à la perte d’autorité des puissances coloniales affaiblies par la guerre. Avec ou sans guerre mondiale, elle aurait eu lieu. Quant aux deux facteurs aujourd’hui décisifs de ce déclin, l’effondrement démographique et l’émergence de nouveaux pays industriels en Asie et en Amérique latine, ils n’ont, en eux-mêmes, rien à voir avec les deux guerres mondiales.
Les meilleurs des promoteurs de la construction européenne n’ont jamais séparé leur projet de l’ambition que l’Europe retrouve sa place sur la scène mondiale, en s’y présentant unie. Leur projet initial était de faire une Europe puissance, tant sur le plan économique que politique, pas seulement un espace de libre-échange.
De l’intégration à l’effacement
Le moins qu’on puisse dire, après soixante ans de « construction européenne », c’est qu’on est, sur ce chapitre, loin du compte.
Non seulement, l’Europe ne pèse plus guère dans le concert mondial, mais elle n’ a jamais aussi peu pesé. Tout se passe comme si ce poids n’avait cessé de diminuer au cours des quarante dernières années, au fur et à mesure que progressait le processus d’intégration. Et cela non pas au bénéfice de pays émergents, mais, presque exclusivement, des Etats-Unis.
Ne donnons qu’un exemple : en 1956, soit onze ans après la fin de la seconde guerre mondiale dont pourtant les Etats-Unis étaient sortis très renforcés et l’Europe occidentale terriblement affaiblie, Guy Mollet, président du conseil français et Anthony Eden, premier ministre britannique ont pu se mettre d’accord pour lancer une expédition militaire au Proche-Orient, la « guerre de Suez », contre l’avis des Etats-Unis et naturellement de l’Union soviétique. Que pour des raisons diplomatiques et non militaires, cette expédition ait tourné court est une autre affaire. L’important est qu’elle ait eu lieu. Aujourd’hui, l’Union européenne n’oserait pas même envoyer, non seulement un corps expéditionnaire, mais un simple émissaire au Proche-Orient sans l’accord des Etats-Unis ! C’est dire combien le progrès de l’Europe supranationale nous éloigne de l’Europe puissance !
Il y a bien d’autres symptômes de cet abaissement diplomatique de l’Europe occidentale concomitant du progrès du processus d’intégration : les crédits militaires n’ont cessé de baisser dans tous les pays de l’Union (sauf la Grèce, qui sait très bien que face à la Turquie, elle ne peut pas compter sur la solidarité des vingt-six !). C’est à peine si ces crédits dépassent 1 % du PIB en Allemagne ou en Italie, 1,5 % en France et en Grande-Bretagne et la tendance est partout à la baisse alors qu’elle est à la hausse dans tout le reste du monde. Les Etats-Unis, en consacrant 4,5 % du PIB à la défense, représentent 43 % des dépenses militaires du monde.
De pair avec cette baisse de l’effort de défense, va un assujettissement croissant à la structure de l’OTAN, entièrement commandée par les Américains. Dernier pays récalcitrant, la France est rentrée dans le rang en mai 2009.
L’incapacité de contrôler une immigration de plus en plus massive, en provenance principalement d’Afrique et de Turquie, surtout depuis que ce contrôle a été communautarisé avec le traité d’Amsterdam (1996), témoigne à sa manière de cette perte des réflexes d’auto-défense européens.
Même apathie d’une Europe accrochée au dogme d’un euro fort, face à la concurrence des pays émergents et à la désindustrialisation qui en résulte.
Un signe parmi d’autres : la commission européenne vient d’autoriser le groupe chinois Tianjin Xinmao à prendre le contrôle du néerlandais Draka, spécialiste de la fibre optique, domaine de haute technologie, indispensable au très haut débit pour toutes les industries françaises, européennes, et mondiales, en particulier de défense. Qui imagine une seconde que les Etats-Unis ou la Chine auraient autorisé une opération analogue chez eux ?
Les néoconservateurs américains, tel Robert Kagan ( La puissance et la faiblesse, 2003) , témoins pas vraiment chagrinés, de l’abaissement de l’Europe, n’hésitent pas à dire que ce continent est sorti de l’histoire, qu’il se comporte en « puissance vénusienne », prospère mais amollie, seulement portée aux bons sentiments , oublieuse du tragique de l’histoire, alors que les Etats-Unis sont une « puissance martienne », vouée à la guerre, et , elle, pleinement lucide sur la réalité des rapports de force internationaux. La seconde protège la première, mais lui en fait payer le prix.
De manière significative, ce qui est parfois présenté comme l’exemple d’une action diplomatique et militaire commune de l’Europe, la guerre de Yougoslavie de 1999, fut en fait une opération de l’OTAN, en violation directe du droit international. Fondée sur une manipulation sans précédent des opinions publiques orchestrée d’outre-Atlantique, au service des intérêts américains et islamiques, et aussi d’une revanche historique de l’Allemagne contre le peuple serbe qui lui avait si vaillamment résisté entre 1941 et 1945, elle est sans doute un des épisodes les moins glorieux de l’histoire de l’Europe.
Les causes du déclin
Pourquoi cette extraordinaire régression de l’Europe sur la scène mondiale ?
On dira d’abord que, dans la mesure où la construction d’une Europe supranationale est une politique de caractère idéologique, fondée sur des concepts abstraits et méconnaissant les réalités, notamment nationales, elle a le destin de toutes, absolument toutes, les entreprises idéologiques : celui d’aboutir partout et toujours à l’effet inverse de celui qui est visé : en l’occurrence, au lieu de l’Europe puissance, l’Europe impuissance.
Corollaire de cette dimension idéologique : l’incapacité des dirigeants de l’Europe, commission en tête, depuis la chute du rideau de fer en 1990, à définir un intérêt commun autre que la promotion de grands principes, démocratie, droits de l’homme, libre-échange et même laïcité ( les racines grecques et judéo-chrétiennes étant, elles, passées sous silence), c’est à dire d’idéaux universels qui peuvent être revendiqués et promus par bien d‘autres, dont les pays d’Europe n’ont nullement le monopole . Incapable de définir ses intérêts, l’Europe l’est également à fixer ses limites : avec ou sans la Russie, avec ou sans la Turquie? La machine de Bruxelles pousse très fort à intégrer celle-ci ; et pourquoi pas, ensuite, l’Azerbaïdjan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, etc. ? L’idéologie se reconnait aussi à cette propension à l’universalisme ; des intérêts peuvent être particuliers, des idées générales non.
Mais cette évolution n’aurait pas été si facile si, parmi les promoteurs de la construction européenne, ne s’étaient trouvés, dès le départ, des hommes bien décidés à assujettir l’Europe à la puissance américaine. Le premier d’entre eux fut Jean Monnet, très proche dès sa jeunesse de puissants intérêts américains, et dont la ligne de conduite a toujours épousé étroitement, dans une volonté d’établir un directoire mondial, les intérêts des Etats-Unis. Cela jusqu’à critiquer le traité de Rome parce qu’il ne leur était pas assez favorable ! De fait, tout au long des années soixante, les partisans de l’Europe supranationale, hostiles au général de Gaulle, en France et en Europe, étaient en même temps atlantistes (à l’exception des Britanniques, atlantistes eux aussi mais généralement réticents à la supranationalité). Il est impossible de citer un seul homme politique français qui n’ait critiqué à la fois la politique européenne du général de Gaulle et son retrait de l’OTAN ! L’aveuglement conduisit même Jean Monnet à tenter de saboter le traité d’amitié franco-allemand du 23 janvier 1963 parce qu’il paraissait dirigé contre les Etats-Unis. L’idéologie européiste fut ainsi, tout au long de la période, l’autre face de l’active promotion des intérêts américains dans l’Europe occidentale.
Cette situation a trouvé sa traduction juridique dans l’article J4 du traité de Maastricht, repris dans le traité de Lisbonne, qui subordonne la politique étrangère et de sécurité commune aux engagements pris dans le cadre de l’OTAN et donc aux décisions de Washington.
Dans cette atmosphère de renoncement, comment ne pas mesurer l’irréalité de la machine diplomatique mise en place par le traité de Lisbonne ? On croit rêver en voyant la nomination de la caricaturale Lady Catherine Ashton « haut représentant pour le affaires étrangères et la politique de sécurité » de l’Union , et la création accélérée d’un réseau d’ambassades de l’Union européenne à travers le monde, servi par 5000 diplomates surpayés (en pleine crise financière) dont l’ambition affichée est de se substituer à terme aux réseaux des Etats appelés à disparaître.
Même si la machine bureaucratique est en marche pour créer l’irréversible, cette singerie de réseau diplomatique, n’en doutons pas, s’effondrera et sans doute plus vite que l’on croit.
Tout aussi artificielle et, pour le moment, inopérante est l’Agence européenne de défense, créée par le même traité de Lisbonne.
La nécessité d’une politique étrangère et de défense européenne
N’y aurait-il donc plus place pour une politique étrangère de l’Europe ? Verra-t- on, après la chute prévisible de l’Union, le retour aux rivalités nationales ou à la concurrence stérile des Etats ?
Non, car il ne le faut pas.
Il ne le faut pas parce que l’Europe est désormais trop faible sur la scène mondiale pour se le permettre.
Il ne le faut pas car, par delà la diversité des langues et des cultures, par delà le socle irremplaçable des Etats, l’Europe a des intérêts communs : recouvrer sa pleine indépendance, notamment par rapport aux Etats-Unis, entretenir de bonnes relations avec la Russie, préserver le Proche-Orient de l’explosion, défendre son industrie face à l’agressivité commerciale chinoise, qui s’exprime à travers une sous-évaluation forcée du yuan.
En Afrique, il est vital que les pays d’’Europe, spécialement ceux qui y ont eu des colonies, entretiennent une coopération étroite avec les jeunes nations et ne laissent pas des puissances extra-européennes prendre leur place. Un des objectifs, mais pas le seul, de cette politique doit être de contenir les migrations par le développement. Cet intérêt commun ne signifie pas que la coopération avec l’Afrique doive être organisée à l’échelle européenne comme c’est le cas actuellement. Le Fonds européen de développement auquel la France a transféré presque tous ses crédits d’aide, est géré de manière particulièrement inefficace et cette mutualisation se traduit par une coopération bureaucratique et sans visage qui affaiblit la présence non seulement de la France mais de l’Europe. Les grands pays doivent retrouver la maîtrise de leurs actions.
Il est urgent que les Européens redeviennent de vrais partenaires des Etats-Unis et donc recouvrent leur pleine indépendance. Cela passe par une dissolution de l’OTAN qui n’a plus lieu d’être depuis la chute du rideau de fer et une prise en charge raisonnable de leur propre défense par les Européens. Le développement du réseau d’espionnage Echelon, le travail actif, révélé par Wikileaks, de dissolution sociale, de promotion de la « diversité », entrepris en Europe par certaines officines américaines au nom de l’antiracisme ou de la lutte contre le nationalisme, la culpabilisation des Européens, la surveillance, voire la corruption d’une partie de leurs classes dirigeantes témoignent que l’attitude des Etats-Unis vis-à-vis des Européens n’est plus ce qu’elle était. Au « club Interallié » où de vieux gentleman se retrouvaient pour fumer ensemble le cigare, s’est substitué l’esprit impitoyable du Far West, une domination impériale fondée sur la méfiance systématique et le complexe obsidional de ce qu’Hubert Védrine appelle l’ « hyperpuissance ». Dans l’intérêt même des Etats-Unis, il importe que l’Europe redevienne un acteur sur la scène mondiale et pas seulement une série de pions sur le « grand échiquier ». La théorie folle de Brzezinski, selon laquelle les Etats-Unis doivent assujettir l’Europe occidentale pour éviter la constitution d’un bloc eurasiatique, doit être dénoncée. Paradoxalement, c’est dans les domaines ou des intérêts communs clairs existent entre l’Europe et les Etats-Unis, comme la nécessité de contrer la politique économique chinoise, que les Européens, à la volonté désormais atrophiée, sont aux abonnés absents.
Malgré l’affaiblissement de l’Europe, ces dernières années ont vu, outre des intérêts communs, émerger une véritable opinion publique européenne, étonnamment homogène sur un certain nombre de sujets : le rejet de l’Europe de Bruxelles, confirmé par tous les sondages et les rares consultations populaires qui ont été organisées, un refus croissant de l’islamisation, ce que les maîtres à penser appellent la « montée du populisme », la volonté de garder une position équilibrée au Proche-Orient, celle de préserver de bonnes relations avec la Russie . Sur ce dernier point, la Pologne et les pays baltes faisaient exception ; la reconnaissance du massacre de Katyn par Moscou et sans doute la prise de conscience par les Polonais que la protection américaine en cas de conflit à l’Est était illusoire, ont entrainé à cet égard une évolution de la politique polonaise.
Un cadre souple
Si, comme nous le pensons, les jours de l’Europe de Bruxelles sont comptés, dans quel cadre ces convergences doivent-elles s’exprimer ?
En aucun cas, bien entendu au travers d’une machine institutionnelle artificielle et rigide, aux prétentions supranationales et coupée du substrat étatique, comme le haut représentant aux affaires étrangères ou le pseudo-réseau diplomatique européen. La présence de l’Europe dans les pays tiers doit avoir le visage des Etats qui la composent, c'est-à-dire un visage tout court.
Les voies que doit suivre l’Europe de demain, si elle veut reprendre toute sa place dans le monde, sont doubles :
En matière de défense : même si les institutions artificielles comme l’OTAN ou l’Agence européenne de défense, voire le corps franco-allemand n’ont plus de raison d’être, une coopération étroite doit être maintenue entre les pays.
Le domaine privilégié de cette coopération, c’est précisément celui où elle fait défaut aujourd’hui : l’industrie de l’armement. Il ne saurait y avoir de puissance européenne sans une forte industrie de l’armement. Avec l’amenuisement des crédits, ce qui en reste aujourd’hui ne tient qu’à un fil. L’assujettissement de l’Europe conduit tous les pays à acheter du matériel américain (sans aucune contrepartie) dès lors qu’ils ne sont pas engagés dans un programme européen de coopération. Que l’idée, pourtant naturelle, d’une « préférence européenne » en matière d’armement, ou d’un « marché commun de l’armement », apparaisse aujourd’hui utopique témoigne de l’état de vassalisation du vieux continent. C’est pourtant dans cette direction qu’il faut aller. L’instrument de cette mutualisation pourrait être l’OCCAR, organisme souple interétatique de coopération européenne en matière d’armement, basé à Bonn, et qui a fait ses preuves car il ne dépend pas de la commission.
L’enjeu de cette politique est d’autant plus important que la défense est aujourd’hui, dans un pays comme les Etats-Unis, la colonne vertébrale de ce qui reste de puissance industrielle et le principal moteur du progrès technique. C’est pour bénéficier de ses retombées que les pays d’Europe se sont récemment laissé embrigader dans le projet de bouclier antimissile promu par Washington dans le cadre de l’OTAN. Il ne faut pas se faire d’illusions : les Américains, compte tenu de leurs pratiques passées, ne laisseront aux Européens que des miettes. Or, un tel projet, s’il voit le jour, serait une déclaration de guerre à la Russie. Si celle-ci n’y est pas incluse, il n’est pas dans l’intérêt de l’Europe, qui n’a plus depuis 1990 aucune raison de lui être hostile, de s’ associer au projet.
De cette coopération en matière d’armement, doit être exclu le nucléaire, qui ne se partage pas. Il y a trois puissances nucléaires en Europe : la Russie, la France et la Grande-Bretagne: cela suffit.
Cependant le développement d’une industrie nucléaire civile puissante sur le vieux continent est seule à même, à terme, de le libérer de sa dépendance vis-à-vis des pays producteurs de pétrole et des Etats-Unis qui, sans en être eux-mêmes tributaires, contrôlent les Etats du Golfe persique pour mieux contrôler leurs clients.
En matière diplomatique, si une concertation et un échange d’informations permanents sont naturels entre les pays d’Europe, le dispositif institutionnel doit être réduit au minimum. Il ne doit pas comprendre, est-il nécessaire de le dire ? un siège permanent commun au conseil de sécurité, un tel siège étant inséparable de la souveraineté. Savoir s’il faut élargir le cercle des membres permanents est une question qui dépasse largement le seul cadre européen.
La concertation peut se faire, comme aujourd’hui, au niveau des chefs d’Etat ou à celui des ministres des affaires étrangères. Il est envisageable qu’elle soit à géométrie variable, c'est-à-dire qu’elle puisse comporter, selon les sujets, la participation de tel ou tel pays extérieur : Russie, Turquie, Israël ou même un pays arabe.
Au cas où un contentieux apparaîtrait entre tel ou tel Etat d’Europe, par exemple la Hongrie et la Roumanie, l’existence d’une procédure d’arbitrage interne, distincte de celle de la CIJ, est également envisageable.
Il n’est pas nécessaire qu’à l’issue de ces réunions de concertation, les Etats d’Europe prennent position sur tous les sujets, d’autant que, quand des points de vue différents apparaissent, la tentation est de tomber dans un verbiage moralisant stérile : l’Europe doit certes parler d’une seule voix mais pas pour ne rien dire. Et si elle n’a rien à dire, qu’elle se taise !
Le discours moral est d’ailleurs loin d’être inoffensif : en Afrique, dès qu’une démarche européenne commune s’effectue – et c’est de plus en plus le cas -, c’est pour faire la leçon aux gouvernements contre la corruption ou pour la démocratie : on n’imagine pas à quel point ce pharisaïsme de mauvais aloi rend les Européens haïssables.
En revanche, si sur un sujet donné, une convergence claire d’intérêts et d’opinions apparait, les pays concernés pourront désigner un porte-parole commun, voire un ambassadeur ad-hoc. Mais sa mission se cantonnera à ce sujet précis. Il est naturellement souhaitable que cette convergence soit recherchée et trouvée le plus souvent possible.
Des leaders
Mais ne nous faisons pas d’illusions : les procédures de concertation et, le cas échéant, d’action commune, ne serviront à rien s’il n’y a pas dans la trentaine d’Etats qui composent l’Europe des leaders. Les moutons de Panurge avancent, non pas selon le mode démocratique, mais en s’engouffrant dans le sillage de celui d’entre eux, qui, le premier, ouvre la voie. C’est la raison pour laquelle l’existence de l’Europe sur la scène mondiale suppose que l’ensemble des pays aient retrouvé leur indépendance, de telle manière que les leaders éventuels ne soient pas bridés par des procédures contraignantes. D’ailleurs, en l’état actuel des choses, sachant qu’une majorité de pays sont sous l’influence directe des Etats-Unis, la procédure majoritaire, pondérée ou pas, conduirait inéluctablement à ce que les positions communes soient celles que souhaite le grand frère d’Outre Atlantique.
Instituer un conseil de sécurité européen, comme certains le suggèrent, cantonné aux plus grands Etats (France, Allemagne, Royaume-Uni, Italie, Espagne , avec, selon les sujets, la participation de la Pologne ou de la Russie) serait mal perçu par les petits et moyens Etats qui sont, on le sait, les plus nombreux et durcirait le clivage entre les uns et les autres.
Rien n’empêche en revanche qu’un tel « concert » existe en fait. C’est déjà largement le cas entre la France, l’Allemagne et Royaume-Uni. Les deux autres pays latins pourraient y être davantage associés.
L’intuition du général de Gaulle et du chancelier Adenauer selon laquelle un partenariat fort entre la France et l’Allemagne est la condition de l’existence d’une conscience européenne, demeure plus que jamais valable. S’il arrive que des nuages traversent aujourd’hui la relation franco-allemande, ils sont largement imputables aux mécanismes institutionnels existants (gestion chaotique de l’euro, budget européen), qui ont l’effet immanquable, comme tout ce qui vient de Bruxelles, d’aigrir les relations entre les Etats. Il est probable qu’une fois cette superstructure dissoute, les relations bilatérales deviendront plus simples : il est plus facile de s’entendre avec son voisin une fois admis que l’on n’a pas l’intention de vivre sous le même toit !
Que dans une Europe ayant retrouvé sa place dans le monde, la France, par sa situation géographique , à cheval sur l’Atlantique et la Méditerranée, à mi-chemin entre le Nord et le Sud, frontalière de chacun des grands pays du continent à l’exception de la Pologne et de la Russie, et par sa situation culturelle , la plus nordique des latines, fille de l’Eglise catholique et des Lumières, ait une vocation particulière à donner le ton , c’est ce qu’elle a démontré à maintes reprises dans le passé. Elle doit le faire sans arrogance mais avec un sens aigu de ses propres intérêts et de la vocation unique de l’Europe.
Pour que l’Europe, aujourd’hui affaiblie, divisée, manipulée, culpabilisée, corrompue, retrouve pleinement sa place dans le monde, il ne suffit pas qu’il y ait un pays leader, il y faut sans doute quelque choc historique. L’effondrement aujourd’hui inéluctable de l’euro et, par delà de toute la mécanique supranationale, peut tourner au pire, mais aussi au meilleur. Dans ce dernier cas, il pourrait être ce choc salutaire.