Dans le climat de sentimentalisme démocratique régnant, l’opinion a tendance à mettre sur le même plan tous les Etats où les normes européennes en matière de droits de l’homme ne sont pas respectées.
On ne saurait pourtant établir une équivalence entre des dictatures classiques comme l’Egypte de Moubarak ou la Tunisie de Ben Ali où, certes, les libertés fondamentales n’étaient pas respectées, mais qui n’ont ni commis des massacres de masse, ni répandu la violence en dehors de leurs frontières, et la Libye de Khadafi régime quasi-totalitaire qui a , depuis quarante ans, passé son temps à soutenir le terrorisme ( y compris en Irlande et au Pays basque) , fomenter des attentats , provoquer des guerres ( au Tchad en particulier) et tenter de déstabiliser à peu près tous ses voisins ( notamment le Maroc).
Autant une diplomatie mûre se devait, quitte à décevoir les partisans de l’ ingérence tout azimut, de garder une certaine réserve vis-à-vis de pays comme la Tunisie et l’Egypte, autant une intervention armée pouvait être tenue pour légitime dans un cas comme la Libye, quoique pas dans n’importe quelles conditions.
Où situer la Syrie par apport à cette distinction ? Clairement du côté de la Libye.
Le président Hafez el Assad, issu, comme tout son entourage, de la secte minoritaire des Alaouites (variété de chiites) qui ne représente que 12 % de la population, est venu au pouvoir par un coup d’état en 1970. Il a toujours mené le pays d’une main de fer. Il n’ a ainsi pas hésité en 1982 à massacrer 20 000 personnes à Hama, ville où s’était produite une révolte dite intégriste, ce qualificatif accolé aux rebelles suffisant à excuser la répression aux yeux de l’opinion occidentale.
En 1980, son fils Bachir el Assad lui succède ; la répression sanglante qu’il mène depuis le début des révoltes est dans la lignée du régime de son père.
Sur le plan extérieur, la Syrie, qui a longtemps abrité les plus extrémistes des mouvements palestiniens, a, faute de pouvoir l’annexer, toujours voulu mettre le Liban sous sa tutelle. Il a ainsi, dans ce pays où chrétiens et musulmans avaient longtemps vécu en harmonie, attisé une longue guerre civile (1975-1989), qui s’est terminée par la reconnaissance de son influence privilégiée sur ce pays avec les accords de Taef en 1989. Et malheur aux Libanais, chrétiens ou musulmans qui auraient voulu secouer le joug : ils étaient systématiquement assassinés, le dernier en date étant Rafik Hariri en 2005, longtemps l’homme des Syriens, mais qui avait, semble-t-il, pris ses distances.
De même que le comportement mûr exige de réserver les interventions extérieures aux cas les plus graves, il implique aussi de ne pas juger seulement un régime au travers de considérations morales à caractère universel, mais de son attitude par rapport à la France. Au passif de Khadafi, on le sait, l’attentat du Ténéré du 19 septembre 1989 contre le DC-10 d’UTA Brazzaville-Paris (170 victimes), ainsi que des interventions incessantes dans les anciennes colonies françaises. A cet égard aussi, le bilan de la Syrie est accablant. Animé de la volonté d’éliminer toute influence française au Liban, le régime d’Assad a multiplié les aggressions contre les intérêts français : l’ assassinat de l’ambassadeur Louis Delamarre, homme de paix, en 1981, et l’attentat-suicide contre le contingent français du poste Drakkar[1] qui a fait 58 morts en 1983, lui sont généralement attribués, sans compter plusieurs prises d’otage au Liban et attentats à Paris dont les fils remontent généralement jusqu’ à Damas.
Le régime d’Assad est même plus blâmable encore que celui de Saddam Hussein, tout aussi répressif à l’intérieur mais qui n’avait jamais soutenu au même degré le terrorisme, en tous cas contre nous. Les deux régimes, que l’on qualifie abusivement de laïques, n’ont eu qu’un seul mérite, de plus en plus rare dans cette région et pour cela non négligeable, celui d’assurer la sécurité des chrétiens.
Autre ressemblance, peu glorieuse, entre la Libye et la Syrie : loin de sanctionner ces comportements comme un grand pays aurait dû le faire, la France a, non seulement passé l’éponge, mais multiplié les marques de bienveillance à l’égard de ces régimes.
Celles dont a bénéficié le régime Assad dépassent de loin la réception au goût douteux et à l’arrière-goût amer dont avait été honoré Khadafi à Paris en décembre 2007. Le président Chirac a, seul occidental et décidément peu rancunier, honoré de sa présence les obsèques de Hafez el Assad alors qu’il avait méprisé celles, autrement plus significatives pour nous, de l’ancien président Senghor – dont la contribution à la culture française dépasse il est vrai celle de l’ancien maire de Paris ! En ce domaine comme en d’autres, Nicolas Sarkozy s’est montré le digne successeur de Jacques Chirac allant encore plus loin que lui en recevant Bachir el Assad comme invité d’honneur au défilé du 14 juillet 2008. On objectera le réalisme diplomatique : mais commandait –il de pousser aussi loin les complaisances ?
Comme ces comportements n’étaient guère inspirés par le courage, ils auraient du inspirer la méfiance de leurs bénéficiaires : les difficultés venues, l’âne qui savait si bien encaisser, est toujours prêt à donner le coup de pied. Khadafi en fait l’amère expérience !
Cela veut-il dire qu’il faille intervenir en Syrie comme on le fait en Libye ? Evidemment pas. Parce qu’il y a belle lurette que la Syrie ne se trouve plus dans la zone directe de l’influence de la France. Parce qu’elle se situe dans une région autrement plus dangereuse que la Libye, un Proche-Orient où toute intervention extérieure pourrait avoir un effet explosif. Parce que, parmi les puissances régionales proches, aucune n’a intérêt à bouger : la Turquie a laissé de trop mauvais souvenirs dans les pays arabes pour se le permettre et n’a d’ailleurs aucune raison de le faire; l’Arabie saoudite et l’Iran ont toujours soutenu le régime d’Assad. Reste Israël qui, tout en subissant depuis longtemps l’hostilité verbale du régime syrien ainsi que son soutien au Hezbollah et au Hamas, sait que la famille Assad est un adversaire rationnel, conscient de sa faiblesse militaire, et qui sait depuis belle lurette jusqu’où ne pas aller avec son puissant voisin. La position des Etats-Unis n’est guère différente.
Il est donc à craindre que le régime syrien ait, hélas, les mains libres pour réprimer sans pitié la révolte en cours.
Roland HUREAUX
[1] Après l’attentat de Drakkar, le président Mitterrand a ordonné un raid aérien de représailles contre un base syrienne, non sans avoir prévenu Damas pour qu’il l’évacue avant.