Beaucoup, parmi nos compatriotes, se méfient, non sans motifs, des Etats-Unis.
Beaucoup ont désapprouvé ou désapprouvent leurs interventions en Yougoslavie, en Irak, en Afghanistan, voire leur politique au Proche-Orient. Plus critiquable encore, quoique à ce jour peu connue, est leur intervention en Afrique centrale depuis 1990, d’autant qu’elle a pris une tournure nettement antifrançaise.
Le risque est dès lors de tomber dans l’antiaméricanisme systématique, de condamner sans nuances tout ce qui vient d’outre Atlantique. Un risque dans lequel tombent habituellement les partis d’extrême gauche ou d’extrême droite. Un risque dont ne sont pas exempts non plus des mouvements qui se réclament du gaullisme comme Debout la République.
C’est ainsi que, par une assimilation sommaire, les mêmes fustigent l’intervention de l’OTAN en Libye comme ils condamnaient l’intervention en Yougoslavie. N’hésitons pourtant pas à le dire : Milosevic était un homme plus honorable que Kadhafi. En outre, le premier n’avait rien fait de mal à la France, au contraire, alors que le second n’a cessé, depuis quarante ans qu’il est au pouvoir, de lui marquer son hostilité et de lui causer des nuisances. C’est pourquoi, on peut être hostile à l’intervention en Yougoslavie, en Irak, en Afghanistan et favorable à celle de Libye.
L’antiaméricanisme systématique, pas plus que tout systématisme, ne saurait se référer au général de Gaulle. Critique de la position des Etats-Unis au Proche-Orient, en Indochine, en Amérique centrale, il les avait en revanche appuyées plus fermement que quiconque dans la crise de Cuba ou dans celle de Berlin. Car, à la différence des antiaméricains d’aujourd’hui, le général ne considérait que l’intérêt national.
Or l’intérêt national, dans un monde multipolaire, ne saurait être univoque : il implique un jeu d’alliances complexe à géométrie variable et qui change au cas par cas selon les théâtres, les circonstances et le moment. Nulle règle systématique ne saurait les fixer une fois pour toutes. Ce que résume un proverbe arabe - à moins qu’il ne soit chinois ! - : « Traite ton ami comme s’il pouvait devenir un jour ton ennemi ; traite ton ennemi comme s’il pouvait un jour devenir ton ami ».
Le souci de l’intérêt national bannit donc l’allégeance systématique (ou systémique !) quelle qu’elle soit. Même bénéfique en beaucoup de cas, elle risque de s’opposer à l’intérêt national dans certains autres.
Et même à supposer que, la plupart du temps, un pays A ait intérêt à s’appuyer sur un pays B, il perdrait, au sein de son alliance, toute considération à ne jamais faire exception. Si cette alliance était tenue pour systématique, elle ne serait plus très vite qu’un assujettissement.
Quand, sur aucun sujet, un pays n’est plus à même de prendre ses distances vis-à-vis d’un grand allié, c’est qu’il a perdu son indépendance. Telle la France de Vichy sous l’occupation ou la Hongrie au temps des Soviets. Un allié qui n’a plus la capacité d’être indocile n’est plus un allié, c’est un vassal.
La réciproque est vraie : comme toute puissance a nécessairement des adversaires - c’est ainsi que les Etats-Unis considèrent encore, à tort ou à raison, la Russie -, s’y opposer systématiquement pourrait assez vite nous assujettir à sa rivale. Ceux qui, à juste titre, ressentent aujourd’hui lourdement la tutelle américaine et lorgnent pour cela vers la Russie comme un utile contrepoids doivent prendre garde à ne pas aller jusqu’à la vassalité à l’égard de celle-ci.
Contre l’intérêt national, l’idéologie
Le souci de l’intérêt national doit être le seul guide en diplomatie. Ce qui tend généralement à le contrecarrer, en dehors de l’esprit de servitude, porte un nom : c’est l’idéologie laquelle conduit toujours aux allégeances systématiques. C’est la raison pour laquelle les superpuissances, soucieuses d’établir un contrôle étroit de leurs féaux, produisent naturellement de l’idéologie, hier le communisme, aujourd’hui l’ultralibéralisme. Une des idéologies qu’utilise l’hyperpuissance américaine est la guerre des civilisations, concept simplificateur qui ne saurait résumer à lui seul le jeu complexe des intérêts de pays de civilisations différentes ou de même civilisation. Depuis longtemps archétype de l’Etat nation, la France, en s’alliant avec le Grand Turc ou les princes protestants d’Allemagne, avait montré qu’elle savait éviter cet écueil. Les idéologies, au contraire, conduisent à des prises de position simplifiées et systématiques dont l’ultima ratio ne saurait être que contraire à un intérêt national nécessairement complexe et changeant. Ce systématisme de l’idéologie est rarement au service d’une idée pure ; il n’est généralement que trop conforme aux intérêts de l’Empire qui s’appuie dessus. L’empire et l’idéologie sont inséparables.
L’alignement systématique - ou l’hostilité de principe à tel ou tel -, n’ pas seulement contraire à l’intérêt national ; on peut même dire qu’il procède d’un comportement immature.
Ceux qui, face aux abus bien réels de l’Amérique d’aujourd’hui, se laissent aller à l’antiaméricanisme systématique ne sauraient en tous cas se référer à l’héritage du général de Gaulle.
Roland HUREAUX