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Roland HUREAUX

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25 juillet 2009 6 25 /07 /juillet /2009 21:13

 

Débat

 

La question de la position catholique sur le libre-échange a donné lieu à un débat entre Roland Hureaux et Jean-Yves Naudet sur le site Décryptage. A ce débat, Jacques Bichot a réagi.

 

Le pape et le protectionnisme : on peut se protéger sans égoïsme

20 mai 2009 | Roland Hureaux

 

AVANT LA DERNIERE REUNION du G20 à Londres, le 31 mars 2009, le pape Benoit XVI a écrit au Premier ministre britannique, Gordon Brown, hôte du sommet, une lettre   dont nous extrayons le passage suivant :

« Je veux vous exprimer par cette lettre, à vous et à l’ensemble des chefs d’État et de gouvernement participant à ce sommet, la satisfaction de l’Église catholique, aussi bien que la mienne, de voir les nobles objectifs de cette rencontre basés sur la conviction, partagée par tous les gouvernements et organisations internationales participants, qu’une sortie de la crise actuelle ne peut être envisagée qu’ensemble, en évitant les solutions empreintes d’égoïsme national ou de protectionnisme. »


On ne peut qu’être d’accord sur l’idée principale de cette phrase : mieux vaut que les États luttent contre la crise en se concertant plutôt qu’en agissant séparément. Mais la fin, qui semble condamner le protectionnisme et l’assimiler à l’égoïsme, appelle selon nous des réserves que, dans la mesure où il n’est question ni de la foi ni des mœurs, il est sans doute permis à un catholique d’exprimer.

Le libre-échange est certes le dogme incontesté de la communauté internationale depuis la fin de la dernière guerre. Mais la lettre à Gordon Brown est sans doute le premier document où l’Église catholique semble le reprendre à son compte.

Peut-on jeter le blâme aussi facilement sur le protectionnisme en l’assimilant à l’égoïsme ?

En tous les cas, ce n’est pas des affirmations comme celle là qui déclencheront un tollé contre le pape. Le G20 a d’ailleurs repris cette « profession de foi » libre-échangiste, même si parmi les États qui le composent, il y a sur ce sujet beaucoup de croyants non pratiquants, États-Unis en tête.

Le libre-échange, pensée dominante

La pensée aujourd’hui dominante sur le libre-échange part d’une certaine lecture des événements de 1930-1945. La crise de 1929 a déclenché dans tous les pays, sous des formes diverses, des réflexes protectionnistes, leur expression la plus forte ayant été l’autarcie pratiquée par les régimes autoritaires en Allemagne et en Italie — et naturellement en URSS. Loin d ‘apporter un remède à la crise, dit-on, ce protectionnisme l’a aggravée en entravant le redémarrage des échanges. Surtout, le protectionnisme est apparu, à tort ou à raison, comme la version économique du nationalisme et celui-ci a conduit, croit-on, à la Deuxième Guerre mondiale et aux horreurs qui s’y rattachent, tel le génocide des juifs d’Europe. Ainsi formulée, la démonstration semble imparable : le protectionnisme, c’est non seulement la récession, mais c’est aussi la shoah !

Dès 1945, lors de la signature des accords de Bretton-Woods, puis en 1947 à la création du GATT, les États-Unis ont entraîné le monde occidental dans ce qui paraissait la logique inverse : le retour à la prospérité et à la paix exige le libre-échange et donc la levée des barrières douanières et des restrictions de toutes sortes aux échanges, levée qui s’est faite peu à peu dans les quarante années qui ont suivi, au cours des fameux rounds du GATT. Après 1945, le libre-échange, c’était là une vérité d’évidence, signifiait la paix et la prospérité, le maintien ou le retour du protectionnisme n’étant qu’une tentation mauvaise des peuples qu’il fallait combattre comme on combat le péché.

Ces conceptions, il faut bien le dire un peu simples, étaient étayées pour les plus savants par la théorie de Ricardo sur l’avantage comparatif, théorie qui montre que le libre-échange entraîne une spécialisation mondiale et que cette spécialisation est favorable à tous. Cette théorie fut la koinè de l’enseignement économique de l’après-guerre dans tous les pays occidentaux.

Au départ, il ne s’agissait que d’un libéralisme commercial, faisant encore bon ménage sur le plan intérieur avec des politiques d’intervention étatiques de type keynésien, et avec le contrôle des mouvements de capitaux. Mais à partir de 1980, la communauté internationale passa, si l’on peut dire, du libéralisme restreint au libéralisme généralisé, comportant notamment les privatisations massives des secteurs d’État et la libre circulation des capitaux à travers le monde, dont on a pu mesurer depuis quelques mois les effets dévastateurs.

Retour des idées protectionnistes

La crise actuelle a amené un certain nombre d’économistes à réviser les idées dominantes depuis 1945.

Certains, comme Maurice Allais ou Emmanuel Todd, se sont demandé si le libre échange généralisé, tel qu’il prévaut à peu près partout dans le monde depuis 1980, n’avait que des effets positifs.

Ils ont d’abord observé que ce système était globalement plus favorable aux riches qu’aux pauvres. Le capital circulant plus facilement que le travail, il peut aller vers les pays où les impôts et les avantages sociaux sont les plus faibles et ainsi contraindre les autres à réduire les leurs. Une concurrence internationale large permet de contenir les hausses des salaires, voire de les faire baisser, par la menace des délocalisations et des licenciements. Tout se passe comme si le libre échange, en faisant sauter les écluses qui séparaient les différentes économies et donc permettaient à ceux qui le voulaient de mener une politique sociale active, tendait à aligner, selon le principe des vases communicants, les inégalités de chaque pays sur les inégalités mondiales. On a pu observer en tous cas que la part de la valeur ajoutée qui revient au facteur capital n’a cessé de s’accroître un peu partout au détriment de celle qui revient au facteur travail.

Conséquence de cette propension à élargir les inégalités, le libre-échange généralisé ralentit la croissance. Le moteur de la croissance avait été entre 1945 et 1980 la hausse des salaires réels, permise par une productivité toujours en expansion, accroissant la demande et donc exigeant le développement de la production de masse. Certes le libre-échange avait déjà valeur de doctrine officielle au sortir de la guerre mais les droits de douane n’ayant été levées que très progressivement, les marchés restèrent encore relativement cloisonnés au cours des Trente glorieuses. Or, dans le contexte de la mondialisation, la stagnation des salaires réels remet en cause ce mécanisme. Les politiques de relance cessent d’être efficaces si le supplément de pouvoir d’achat concédé aux salariés se traduit non pas par des achats dans le pays même mais aux quatre coins du monde.

Si le monde pris dans son ensemble a intérêt à ce que les salaires réels croissent pour accroître la demande et donc la production, chaque pays isolément en revanche n’y a plus aucun intérêt. Il risque au contraire, s’il opère ainsi, de perdre sa compétitivité, de déséquilibrer sa balance des paiements et d’être bientôt obligé de dévaluer sa monnaie.

La demande populaire stagnant dans les principales économies (Europe, États-Unis mais aussi Chine), la croissance de l’économie réelle se trouve entravée au moment précis où les capitaux, en raison d’un partage favorable de la valeur ajoutée, se font abondants. Faute de placements suffisamment lucratifs dans l’économie réelle, ils chercheront ailleurs des placements illusoires : pyramides de Ponzi, placements à taux élevés mais risqués dont le risque est camouflé, etc. Pour peu que les mouvements des capitaux soient libéralisés et la masse monétaire mal contrôlée, c’est la bulle financière, la spéculation sur des valeurs fictives, jusqu’à la crise.

Accroissement des inégalités, freins à la croissance, incitation à la spéculation purement financière, tels sont les inconvénients que certains croient trouver aujourd’hui au modèle de libre échange généralisé.

C’est pourquoi se fait jour chez certains théoriciens l’idée qu’une économie mondiale divisée en quelques unités relativement cloisonnées, reliées les unes aux autres par des sas à géométrie variable, serait plus favorable aux politiques sociales et à la croissance.

Les même auteurs observent, après l’historien Paul Bairoch [1], que le décollage industriel de l’Europe au XIXe siècle et, globalement, la croissance mondiale jusqu’en 1945, se sont faits dans un environnement de protectionnisme. Aussi longtemps qu’ils avaient une grande avance sur les autres pays, les Britanniques avaient certes prôné le libre-échange. Mais tous les autre pays ont ressenti le besoin, pour les rattraper, de protéger leurs productions nationales : ce fut notamment le cas de la France (sauf une parenthèse coûteuse au temps de Napoléon III), de l’Allemagne, des États-Unis. Et quand elle fut rattrapée, vers 1880, la Grande-Bretagne devint elle aussi protectionniste Le théoricien de ce protectionnisme de décollage fut le grand économiste allemand Friedrich List dont l’œuvre a été récemment rééditée [2].

Tout aussi contestable aux yeux de certains est l’idée que la crise des années trente aurait été surmontée plus vite par le libre-échange. Pas davantage, on ne saurait établir un lien direct entre protectionnisme et régimes autoritaires, puisque en établissant la préférence impériale à partir de 1930, un pays comme Grande-Bretagne, se repliant sur son empire colonial, fit aussi preuve de protectionnisme. De même les États-Unis renforcèrent leurs défenses douanières, alors qu’ils n’avaient pas d’armée !

Un troisième argument en faveur du protectionnisme ne vaut, lui, qu’en matière agricole : c’est la théorie très respectable, promue par beaucoup de tiers-mondistes, du droit de chaque pays à l’autosuffisance alimentaire. La reconnaissance de ce droit implique que, par exemple, les pays d’Afrique protègent leurs productions vivrières traditionnelles contre les importations des produits de l’agriculture industrialisée. Mais il justifie aussi en Europe le maintien d’une politique agricole commune d’essence protectionniste et qui fut au départ le noyau dur de la construction européenne.

Quel que soit le bien-fondé de ces démonstrations, elles méritent d’être prises au sérieux. Sur le plan scientifique, le protectionnisme est une théorie qui en vaut bien une autre.

Qui est égoïste ?

On ne voit pas davantage comment le protectionnisme pourrait être identifié à l’égoïsme sur le plan moral.

L’égoïsme de qui ? Celui des ouvriers qui risquent de perdre leur emploi si leur gouvernement n’a pas recours à des mesures de protection ? N’est-ce pas au contraire leur devoir de se battre pour continuer à se nourrir et nourrir leur famille ? L’idée libérale de la « destruction créatrice », professée par Schumpeter, selon laquelle chaque fois qu’une usine est fermée, une autre va s’ouvrir, est aléatoire : ce n’est vrai qu’en période de prospérité et rien ne dit que la nouvelle usine s’ouvrira au même endroit et requerra les mêmes qualifications que celle qui ferme, rien ne dit donc que les victimes des licenciements y retrouveront leur compte. On ne saurait donc leur faire grief de défendre leur gagne-pain.

S’agirait-il de l’égoïsme des gouvernants ? Mais leur devoir n’est-il pas, à eux aussi, de défendre bec et ongles tous ceux dont ils ont la charge, à commencer par les salariés dont nous venons de perler, comme le pasteur défend ses brebis ? C’est bien là leur rôle fondamental de responsable politique. En aucun cas, ils n’ont le droit de renoncer à défendre les travailleurs de leur pays au nom de principes abstraits, de théories économiques contestables et contestées. S’il leur apparaît qu’une politique de protection, nationale ou continentale, menée par exemple à l’échelle de l’Europe, est une nécessité pour défendre l’emploi de leurs concitoyens, ils ne seront nullement blâmables de la mener, bien au contraire.

On dira qu’ils risquent des représailles sur d’autres secteurs économiques. Pas nécessairement. L’expérience prouve que quand un pays ne produit pas un bien, il l’achète quoi qu’il arrive si ce bien lui est indispensable (ce qui ne semble pas être le cas du roquefort, objet de récentes représailles américaines…) ; à l’inverse, un grand pays qui veut développer tel ou tel secteur industriel, le protègera quelles que soient les pressions internationales.

S’agirait-il enfin de l’égoïsme des peuples en général ? C’est plutôt celui-là que semble viser le pape quand il parle d’« égoïsme national ». Notion bien vague si l’on vient d’admettre que tant les travailleurs que les dirigeants ne font que leur devoir. De fait, les théories libérales de l’aide au développement préconisent le principe trade, not aid, ce qui veut dire que le meilleur service que l’on puisse rendre aux pays émergents est de ne pas fermer nos marchés à leurs produits. C’est sans doute vrai dans certains cas, à condition de se mettre d’accord sur ce que l’on entend par pays émergent : le Mali, producteur de coton, sûrement, la Nouvelle Zélande productrice de beurre, pas forcément.

Sans doute des mesures de protection brutales peuvent-elles faire un tort considérable à de petits pays spécialisés (l’île Maurice pour le textile, la Côte d’Ivoire pour le cacao, etc.), mais une fermeture des marchés occidentaux obligerait au contraire de grands pays comme la Chine et l’Inde à développer leur marché intérieur et donc à élever le niveau de vie du peuple, ce qu’ils se refusent à faire, surtout la Chine, parce que dans ces pays aussi, la croissance par les seules exportations est plus favorable aux capitalistes, fussent-ils d’État.

Au moment où le pape met, dit-on, la dernière main à une nouvelle encyclique sociale, il ne faudrait pas que l’Église s’égare sur un terrain qui n’est pas le sien en marquant la préférence pour telle ou telle politique économique dont la justification est contestable et sur laquelle les experts ne sont pas d’accord. Le libre-échange est politiquement correct ; le promouvoir ne vaudrait au saint Père, pour une fois, que des applaudissements. C’est peut-être pour cela qu’il ne faut pas qu’il s’aventure sur ce terrain : « Malheureux êtes vous quand tout le monde dit du bien de vous ! (Luc 6, 28) ».

 

Débat

Le pape et le protectionnisme : en attendant l’encyclique sociale

20 mai 2009 | Jean-Yves Naudet*

Dans une lettre à Gordon Brown à l’occasion du G20, Benoît XVI conseille d’« éviter les solutions empreintes d’égoïsme national ou de protectionnisme ». Jean-Yves Naudet défend une continuité de la pensée des papes sur ce sujet.

LE PAPE Benoît XVI — il l’a lui-même confirmé — doit publier une encyclique sociale, venant après ses beaux enseignements sur la charité et sur l’espérance. Ce texte est attendu depuis deux ans, car on pensait que le pape choisirait l’anniversaire de Populorum progressio (1967) et de Sollicitudo rei socialis (1987) pour publier cette encyclique en 2007. Dans un entretien avec les prêtres de Rome (publié par Liberté politique), Benoît XVI expliquait lui-même ce retard par le fait qu’il s’apercevait « à quel point il est difficile de parler avec compétence d’une certaine réalité économique » : on ne peut porter un jugement éthique que si l’on comprend comment se pose le problème sur un plan technique ou scientifique. Cette sagesse est tout à l’honneur du pape et n’en donnera que plus de poids à sa prise de position. En outre, la crise de 2008 l’a conduit à réviser en profondeur son texte. Désormais, on l’attend, dit-on, pour le 29 juin 2009 (saint Pierre et saint Paul), mais bien entendu seul le Saint Père est maître de la date.

Sur quoi portera l’encyclique, qui pourrait s’appeler Caritas in veritate ? Chaque pape réaffirme les principes intangibles de la doctrine sociale, et fait allusion aux grands textes fondateurs, mais aussi chacun apporte une actualisation de ces principes éternels : Rerum novarum (les choses nouvelles) c’était déjà la démarche de Léon XIII en 1891. Benoît XVI, n’en doutons pas, parlera de la crise économique et financière actuelle, qu’il a déjà largement présentée comme une crise morale. Il sera sûrement question de finance (Jean-Paul II avait à peine esquissé la question, qui se pose en termes renouvelés), d’écologie (même remarque, même si Jean-Paul II avait déjà bien précisé qu’il s‘agissait d’une écologie humaine : l’Église met la défense de la vie humaine bien au dessus de celle des animaux, même si préserver la création est aussi un thème important : la vie humaine, contrairement à ce que disent certains écologistes radicaux est autre chose que celle d’un bébé phoque !) ou encore des ressources rares et non renouvelables.

Mondialisation

Mais beaucoup pensent qu’il pourrait s’exprimer aussi sur le phénomène de la mondialisation et donc en particulier sur la question des échanges de biens et de services tout autour de la planète. Là encore, ses prédécesseurs en ont parlé, mais la question a considérablement évolué. Jean XXIII y faisait allusion (Mater et Magistra, 1961, n. 59) en parlant de ces nouvelles interdépendances (qu’il appelait encore socialisation) et des relations entre pays développés et sous-développés (n.157). Paul VI, confronté au développement des échanges commerciaux, abordait le sujet avec prudence, voire un peu de réserve, dans Populorum progressio (1967) (n. 56 et suivants), rappelant que la règle du libre consentement des parties était subordonnée aux exigences du droit naturel. Mais il regardait déjà d’un œil favorable, pour les pays du tiers-monde, les relations commerciales entre peuples (n. 61) si elles reposent sur plus de justice.

Vingt-quatre ans plus tard (1991), Jean-Paul II recadrait les choses avec plus d’optimisme, face au développement des pays émergents :

« Il n’y a pas très longtemps, on soutenait que le développement supposait, pour les pays les plus pauvres, qu’ils restent isolés du marché mondial et ne comptent que sur leurs propres forces. L’expérience de ces dernières années a montré que les pays qui se sont exclus des échanges généraux de l’activité économique sur le plan international ont connu la stagnation et la régression, et que le développement a bénéficié aux pays qui ont réussi à y entrer. Il semble donc que le problème essentiel soit d’obtenir un accès équitable au marché international... » (Centesimus annus, n. 33). Voilà la thèse de l’autosuffisance détruite !


Protectionnisme

Benoît XVI n’a pas pris officiellement position sur ce point, même si sa lettre du 1er janvier 2009 et surtout sa lettre à Gordon Brown à l’occasion du G20 de 2009 y fait allusion. Il parle même explicitement d’éviter « les solutions empreintes d’égoïsme national ou de protectionnisme ». Choisit-il lui aussi le libre-échange et accuse-t-il le protectionnisme d’égoïsme ? Il faut être conscient que c’est un sujet délicat et très sensible. J’ai pu constater, y compris lors du colloque de la Fondation de Service politique, de l’Association des économistes catholiques (AEC) et de l’AIESC du 4 avril (dont les textes seront bientôt publiés par Liberté politique [1]), que le sujet divisait profondément les catholiques.

Une prise de position claire de Benoit XVI est donc attendue par beaucoup, et même souhaitée, car si l’on est certes dans un domaine prudentiel, il y a quand même derrière des questions de fond, voire de doctrine sur les relations entre les hommes et entre les peuples, l’aide au développement, la mondialisation, etc. Certes, on peut soutenir que Jean-Paul II avait déjà tranché clairement dans le texte cité ci-dessus, ainsi que lorsqu’il avait dit que le marché libre était l’instrument le plus approprié, y compris sur le plan international (n. 34). Mais il est vrai aussi que du temps est passé depuis 1991 : une réflexion renouvelée du pape nous aiderait, y compris nous autres, économistes, à y voir plus clair.

Il est vrai que l’immense majorité des économistes est favorable (ou l’ont été, puisque certains sont morts) au libre-échange, y compris la quasi-totalité des prix Nobel de gauche (comme Stiglitz ou même Tobin) ou de droite (comme Friedman ou Becker). Seul, parmi les Nobel, Maurice Allais a une position favorable au protectionnisme. Mais l’argument d’autorité ne suffit pas. Il y a beaucoup d’hommes politiques, en revanche, y compris parmi les plus respectables, qui sont favorables au protectionnisme, même si la majorité approuve le libre-échange de la droite aux socialistes (comme le directeur de l’OMC ou celui du FMI). Un homme comme Bill Clinton, peu suspect de libéralisme, a affirmé que « le commerce était la meilleure forme d’aide ».

On a depuis longtemps présenté le commerce comme un facteur de paix (le « doux commerce » de Montesquieu) et il est clair que l’idée de départ du marché commun et du traité de Rome était que le commerce allait rendre impossible la guerre entre Européens, ce qui est une réalité. De même, il est évident que dans les années trente, le protectionnisme américain (ne parlons pas de celui des États totalitaires), puis de toutes les démocraties, a été un facteur créateur puis aggravant de la crise.

Croissance

Après la guerre, le commerce international a été un moteur majeur de la croissance et on peu soutenir que la crise actuelle n’aurait pas conduit à une simple récession comme en 2009, mais à une vraie dépression, si la croissance n’avait été soutenue par le commerce international.

Bien entendu, ces évidences sont contestées. Les uns affirment que le commerce ruine les pays pauvres, les autres qu’il ruine les pays riches : évidemment, ces deux points de vue se neutralisent et on ne peut affirmer à la fois l’un et l’autre !

En ce qui concerne les pays pauvres (et la citation de Jean-Paul II le montre bien), seuls ceux qui ont accepté (même sans matières premières, comme la Corée du sud) de se lancer dans les échanges internationaux se sont développés et sont devenus émergents : pas de développement de la Chine ou de l’Inde sans la mondialisation. Ces pays ont des qualités à faire valoir ; ils ont aussi une main d‘œuvre bon marché, même si elle est peu productive, et seule le développement permettra peu à peu (voir la Corée) de développer les salaires et la protection sociale. En ce sens, le protectionnisme de certains pays riches, par exemple en matière agricole, freine le développement de ces pays. Je pense que c’est en ce sens que Benoît XVI parlait d’égoïsme.

Mais il est vrai que les pays riches ont le droit de se défendre. La mondialisation ne les ruine-t-elle pas ? Certains mettent en avant les emplois industriels détruits. Mais la mondialisation comme l’échange est un système gagnant-gagnant : au total il y a eu plus d’emplois créés que d’emplois détruits dans nos pays. Sûrement, cela oblige à s’adapter, à développer nos points forts, à renoncer à nos points faibles : la mondialisation, comme tout système de concurrence est exigeante. Elle entraîne une « destruction créatrice » et la croissance depuis la guerre (sauf quelques rares périodes de crise) montre que les créations l’emportent sur les destructions. Il serait défaitiste de douter de nos qualités : simplement un pays riche doit mettre l’accent sur les produits à forte valeur ajoutée et laisser à d’autres les produits à main d’œuvre peu qualifiée. Que les modifications qu’implique toute croissance économique et tout commerce soient parfois douloureuses est évident ; tout progrès est un combat du vieux et du neuf. Qu’il faille donc s’adapter, alléger le poids de notre État et de nos prélèvements, c’est une évidence, même en dehors de toute mondialisation. Mais il serait grave de douter des qualités de l’Europe et de la France, qui nous permettront de développer nos exportations.

Pendant ce temps, les Français (ici les clients, qui sont le but de l’économie, qui est la réponse aux besoins humains) bénéficient pour leur part de produits étrangers bon marché dans d’autres domaines. Le libre-échange permet de surmonter l’éclatement des connaissances et incorpore aux produits les qualités de tous les peuples. Nous sommes capables de relever le défi, à condition d‘accepter les réformes nécessaires.

Prudence

Je sais que cela ne suffira pas à convaincre tout le monde. Il est vrai qu’il est plus important que les catholiques pratiquants soient unis sur le Credo, sur le respect de la vie, sur l’unité autour du pape que sur cette question plus prudentielle. Mais elle me semble importante pour sortir les peuples de la misère, comme pour préparer l’avenir de nos enfants.

En ce sens, une clarification de la position du magistère, ou plutôt une actualisation, puisque le magistère a déjà pris position, serait utile. La prudence avec laquelle le pape a préparé ce texte nous rend confiant. Il est un des rares à intégrer en premier lieu la dimension éthique de ces questions. Il est surtout un des rares à avoir une conscience claire du bien commun.

Quelle que soit sa position, les hommes de bonne volonté, et en tous cas les Catholiques, l’examineront avec infiniment d’attention. Nous avons tous, à commencer par nous, économistes, besoin d’être éclairés, pour alimenter notre réflexion, par une parole de sagesse.


*Jean-Yves Naudet
est professeur à l’université Paul-Cézanne (Aix-Marseille III), président de l’Association des économistes catholiques.
 

Commentaire de Jacques Bichot  

Débat

Libre-échangisme, protectionnisme et casuistique

29 mai 2009 | Jacques Bichot*

Deux articles divergents ont été mis en ligne le 20 mai sur Libertépolitique.com. Dans l’un, Jean-Yves Naudet se réjouit de ce que le pape semble se prononcer en faveur d’échanges internationaux très peu contingentés par les autorités politiques ; dans l’autre, Roland Hureaux soutient que des protections sont nécessaires plus souvent que ne le pensent les libre-échangistes, et explique que ce n’est pas à la doctrine sociale de l’Église de trancher entre ces deux opinions. Est-ce la profonde estime et l’amitié que j’ai pour l’un et l’autre ? je n’arrive à donner tort ni à l’un, ni à l’autre.

Comme Jean-Yves Naudet, je souhaite que le magistère se réfère clairement à la liberté comme à une valeur fondamentale. Mais de quelle liberté s’agit-il ? Celle de Jésus vis-à-vis de tous les tabous, de toutes les structures de péché de son époque, m’attire irrésistiblement : j’espère, comme enfant de Dieu, participer, fut-ce bien modestement, à cette liberté suprême du Fils de Dieu.

En revanche, je conçois bien que les autorités politiques ne peuvent pas laisser faire tout et n’importe quoi. Par exemple, si je trouve qu’il y a trop de limitations de vitesses sur nos routes, ce n’est pas parce que je récuserais le droit que s’est attribué l’État d’édicter des limitations ; c’est parce que le mieux est l’ennemi du bien : l’inflation des réglementations les dévalorise, conformément à une loi économique qui s’applique bien au delà du seul domaine monétaire. C’est aussi parce qu’à traiter systématiquement les citoyens comme des faibles d’esprit auxquels il faudrait dire en toute circonstance ce qui est bon pour eux et pour la communauté, on en fait soit des moutons soit des révoltés.

Donc, je ne souhaite pas que le commerce international se mette à ressembler à nos routes de France, littéralement gangrenées par ce que l’on pourrait appeler la bureaucratie protectionniste — car il s’agit bien de protéger les usagers en utilisant l’outil favori des bureaux, une réglementation qui, à force d’être bête, finit par être ressentie comme méchante.

Analyse de risques

Mais quand Roland Hureaux pose le problème du commerce entre pays où les niveaux de rémunération du travail, à qualification égale, sont dans un rapport de un à dix, comment ne serai-je pas sensible à ses arguments ? Dès lors qu’il veut limiter la vitesse en certains endroits effectivement dangereux, sans embêter [1] les automobilistes en multipliant les contraintes inutiles ou excessives, le libéral que je suis n’y voit rien à redire. Des libéraux comme Maurice Allais et Maurice Lauré ont, au terme d’analyses sérieuses, trouvé dangereuse la grande vitesse sur l’axe commercial Nord-Sud : ils n’ont en rien renié leur philosophie libérale en proposant d’y instaurer une limitation de vitesse.

On peut naturellement être en désaccord avec leur analyse. C’est une question technique, pas une question doctrinale. Et c’est sur l’analyse technique, me semble-t-il, que s’opposent Naudet et Hureaux : tous deux estiment que l’accroissement des échanges ne présente pas d’inconvénient important lorsqu’il s’agit de pays dont le niveau de développement est à peu près équivalent ; mais quand les niveaux sont très inégaux, le premier continue à considérer qu’il n’est pas dangereux de commercer à tout va, tandis que le second diagnostique des risques de dérapage.

Personnellement, je suis moins optimiste que Jean-Yves Naudet, et moins pessimiste que Roland Hureaux. Il me semble que la situation se présente très différemment selon les cas. Par exemple, prenons le Zimbabwe : ce n’est certainement pas dans ce malheureux pays que nos industriels vont délocaliser leurs usines ! Il en va de même pour le non moins malheureux Afghanistan, mais cette fois un autre facteur plaide en faveur d’une limitation de certains échanges : l’importation des armes et l’exportation des dérivés du pavot, avec les Talibans comme acheteurs dans le premier cas, et comme vendeurs dans le second, ne sont peut-être pas hautement souhaitables !

Équilibre gagnant/gagnant

Prenons maintenant la Tunisie et la Chine. Les échanges avec notre petit voisin méditerranéen peuvent certes s’accompagner de quelques délocalisations, mais en revanche ses importations de biens d’équipement et de technologie fournissent des débouchés, et donc des créations d’emploi ; on est probablement dans un cas gagnant/gagnant. Tandis qu’avec la Chine, le libre-échange se traduit par un déséquilibre des balances des paiements qui n’est bon ni pour ce pays, dont les habitants se serrent excessivement la ceinture, ni pour nous, qui voyons nos emplois diminuer et notre dette augmenter. Limiter les achats au premier pays serait aussi sot que les limitations à 70 km/h placées sur de belles lignes droites sans le moindre danger ; tandis qu’avec la Chine, l’absence d’intervention restrictive se compare à celle de signalisation à un carrefour très fréquenté.

Inutile de multiplier davantage les exemples : n’est-il pas clair que la casuistique, à laquelle l’Église catholique a largement eu recours, est nettement préférable au dogmatisme ? Mais attention ! La casuistique n’a pas grand chose en commun avec ce que nos homme politiques appellent « pragmatisme », pour dissimuler l’absence de vision systémique et de principes directeurs, la volonté de ménager la chèvre et le choux, et l’habitude de décider au pifomètre sans étude d’impact. Elle est basée sur l’analyse fine des situations, combinant une démarche scientifique ou technique avec une analyse conceptuelle et morale sans concession et un grand respect des personnes dans leur originalité.

La pensée libérale, construite sur des concepts clairs, férue de rigueur et de réalisme dans les analyses, se sent très à l’aise avec la casuistique. La doctrine sociale de l’Église, également. Dieu soit loué, mes deux amies sont faites pour s’entendre. Pourquoi n’en irait-il pas de même de mes deux amis ?

 

*Jacques Bichot est économiste, vice-président de l'Association des économistes catholiques.

[1] « Embêter » : au sens étymologique : plonger dans la bêtise.

 

Réponse de Roland Hureaux à Jacques Bichot

Je suis très reconnaissant à Jacques Bichot des sentiments d’estime qu’il exprime à mon égard dans son article au sujet de la question du libre-échangisme et du protectionnisme et d’avoir essayé de concilier le point de vue de J.Y.Naudet et le mien. 

Il a raison de dire qu’on peut être libéral et protectionniste, comme l’est Maurice Allais et comme l’ était d’ailleurs Friedrich List. On pourrait pousser l’analyse plus loin :je suis en train de réfléchir à une possible corrélation entre le libre-échange et l’inflation de la sphère publique en Europe au cours des 50 dernières années, celle-ci étant une forme de protectionnisme déguisé.

Mais la pointe de mon argumentation  n’était  pas de défendre le protectionnisme, seulement de dire qu’il était crédible, assez crédible en tous cas  pour que le magistère catholique ne se mêle pas de prendre  hâtivement position sur ce sujet là.

Je précise aussi que mon principal argument n’était pas celui qu’on emploie  le plus souvent : la trop grande différence de développement entre les pays partenaires ; cet argument ne résiste pas à une application stricte de la loi de Ricardo (à condition que personne ne triche, ce que fait la Chine en sous-évaluant outrageusement le yuan, ce qui est une forme de protectionnisme).

Non, j’ai des doutes sur le libre-échange généralisé pour deux autres raisons souvent rappelées par Emmanuel Todd : l’accroissement des inégalités qu’il entraîne du fait que le capital et le travail qui avaient trouvé un juste équilibre dans nos sociétés « social-démocrates » d’après-guerre  ne sont pas à égalité face à la mondialisation et, corrélativement,  l’effet dépressif sur la demande, nationale et mondiale, du fait de la stagnation du revenu populaire. C’est en se fondant en partie sur ce dernier argument que Paul Bairoch a pu expliquer ce fait massif qu’il expose  avec une admirable clarté (« Les paradoxes de l’histoire économique »,  La Découverte) : au XIXe siècle, la croissance mondiale fut  plus rapide dans les périodes de protectionnisme (1890-1914) que dans les périodes de libre-échange (1860-1890) !

Soyons également attentif à cet autre fait que le même auteur  souligne : vers 1800, l’Inde et l’Allemagne  étaient à peu près au même niveau industriel. La première, qui s’est vu imposer l’ouverture de son marché par l’Angleterre,  n’a plus d’industrie au bout d’un siècle, la seconde qui, par sa puissance politique,  a pu protéger le sien , a rattrapé l’Angleterre en 1900 ( même chose pour les Etats-Unis, champions toutes catégories du protectionnisme à travers les âges  et dans une moindre mesure pour la  France, dont le performance eut sans doute été meilleure si elle n’avait été un moment tentée par le libre-échange , au temps de Napoléon III, irresponsable sur ce sujet comme sur d’autres).

La lecture de Paul Bairoch ne saurait être trop recommandée aux Lamy, Camdessus et consorts,  catholiques affichés et infatigables lobbyists de la pensée unique internationale auprès du Saint-Siège.

 

Roland HUREAUX   

 

 

 

 

 

Réponse de Jacques Bichot  à Roland Hureaux  

 


Merci, cher Roland, de ce complément d'analyse avec lequel je suis largement
d'accord ; nous aurons une discussion fort intéressante un de ces jours
Amitiés  - Jacques

 

 

 

Je suis très reconnaissant à Jacques Bichot des sentiments d’estime qu’il exprime à mon égard dans son article au sujet de la question du libre-échangisme et du protectionnisme et d’avoir essayé de concilier le point de vue de J.Y.Naudet et le mien. 

Il a raison de dire qu’on peut être libéral et protectionniste, comme l’est Maurice Allais et comme l’ était d’ailleurs Friedrich List. On pourrait pousser l’analyse plus loin :je suis en train de réfléchir à une possible corrélation entre le libre-échange et l’inflation de la sphère publique en Europe au cours des 50 dernières années, celle-ci étant une forme de protectionnisme occulte.

Mais la pointe de mon argumentation  n’était  pas de défendre le protectionnisme, seulement de dire qu’il était crédible, assez crédible en tous cas  pour que le magistère catholique ne se mêle pas de prendre  hâtivement position sur ce sujet là.

Je précise aussi que mon principal argument n’était pas celui qu’on emploie  le plus souvent : la trop grande différence de développement entre les pays partenaires ; cet argument ne résiste pas à une application stricte de la loi de Ricardo ( à condition que personne ne triche , ce que fait la Chine en sous-évaluant honteusement le yuan, ce qui est une forme de protectionnisme).

Non, j’ai des doutes sur le libre-échange généralisé pour deux autres raisons souvent rappelées par Emmanuel Todd : l’accroissement des inégalités qu’il entraîne du fait que le capital et le travail qui avaient trouvé un juste équilibre dans nos sociétés « social-démocrates » d’après-guerre  ne sont pas à égalité face à la mondialisation et , corrélativement,  l’effet dépressif sur la demande, nationale et mondiale du fait de la stagnation du revenu populaire. C’est en se fondant en partie de ce dernier argument que Paul Bairoch a pu expliquer ce fait massif qu’il expose  avec une admirable clarté : au XIXe siècle, la croissance mondiale fut  plus rapide dans les périodes de protectionnisme (1890-1914) que dans les périodes de libre-échange (1860-1890) !

Soyons également attentif à cet autre fait que le même auteur  souligne : vers 1800, l’Inde et l’Allemagne  étaient à peu près au même niveau industriel. La première, qui s’est vu imposer l’ouverture de ses marchés par l’Angleterre,  n’a plus d’industrie au bout d’un siècle, la seconde qui, par sa puissance politique,  a pu protéger les siens , a rattrapé l’Angleterre en 1900 ( même chose pour les Etats-Unis, champions toutes catégories du protectionnisme à travers les âges  et dans une moindre mesure pour la  France, dont le performance aurait sans doute été meilleure si elle n’avait été un moment tentée par le libre-échange , au temps de Napoléon III, irresponsable sur ce sujet comme sur d’autres).

La lecture de Paul Bairoch ne saurait être trop recommandée aux Lamy, Camdessus et consorts,  catholiques affichés et infatigables lobbyists de la pensée unique internationale   auprès du Saint-Siège.

                                                              
                                                               Roland HUREAUX 

 

 

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